Litige
Pokémon Go et la réalité augmentée - Problèmes juridiques à l'horizon
À Laval, il m’est très difficile de marcher plus de 10 minutes dans les rues sans croiser une dizaine de personnes sur leur cellulaire, apparemment à la chasse d’êtres virtuels avec lesquels ils jouaient lorsqu’ils avaient dix ans. En une semaine, l’application Pokémon Go a été téléchargée par plus d’utilisateurs que Tinder en quatre ans d’existence, et elle n’est même pas encore officiellement disponible pour les trois quarts de la planète. L’engouement est tel que Pokémon GO a aujourd’hui plus d’utilisateurs quotidiens que Twitter, un géant du monde des médias sociaux.
Moi-même étant un jeune fan de la série Pokémon lors de sa sortie dans les années 90, je ne peux qu’être fasciné par ce phénomène. Dans mon milieu, les comptables et les avocats parlent de l’action de Nintendo (propriétaire en partie de la propriété intellectuelle) qui a bondi de 20 % en deux jours (et de 120 % depuis la sortie du jeu), dépassant la capitalisation boursière de Sony.
Sur les réseaux sociaux, un mélange d’enthousiasme, de mépris, de frustration, de joie, de peur et de toutes les émotions possibles se dessine au fil des jours. Que vous soyez pour, contre ou neutre, il s’agit d’un mouvement social incroyable qui soulève des questions, juridiques et autres, sur notre société et sur les règles qui devraient la régir.
Car soyons réalistes, Pokémon Go ne sera pas seul en son genre. Il s’agit d’une fantastique mise en marché d’une technologie relativement nouvelle : un jeu virtuel connecté directement au réel! Ces applications de réalité augmentée, peu connue jusqu’à aujourd’hui, sont maintenant au premier rang des discussions concernant le futur des applications mobiles. Les possibilités sont maintenant infinies. Pensons simplement aux applications du type « sites de rencontre » où, plutôt que de chercher un petit personnage jaune dans le parc de votre quartier, vous serez à la chasse à l’âme sœur.
LE DROIT DE PROPRIÉTÉ
Avec la multiplication éventuelle de ce type d’application, des questions fondamentales seront soulevées. Qui est propriétaire de ces emplacements virtuels? Ceux-ci peuvent-ils être considérés comme des biens, et si oui, ces biens peuvent-ils être vendus sans restriction au plus offrant? Le propriétaire du lieu virtuel qui déménage son entreprise peut-il forcer le concepteur à déplacer l’endroit virtuel également? Un endroit virtuel peut-il être possédé par plusieurs propriétaires en même temps? Devrais-t-on procéder par licence d’utilisation ou par vente? Le propriétaire du lieu réel a-t-il des droits à faire valoir sur le lieu virtuel, et si oui, lesquels?
Présentement, nous n’avons aucun contrôle sur les emplacements choisis par Niantic, le concepteur du jeu, pour installer ses fameux Pokémons. Plusieurs plaintes de violation de propriété ont déjà été déposées, entre autres, par des propriétaires ayant découvert des jeunes dans leur cour arrière, ou le cas d’un zoo dans lequel des gens se sont infiltrés illégalement ou encore d’un homme dans la cinquantaine qui s’est dit très inquiet en voyant deux jeunes dans la vingtaine sur sa pelouse en train de regarder leur téléphone.
Niantic répondra que les lieux choisis sont censés être publics, mais déjà plusieurs cas d’erreurs ont été répertoriés, ce qui est inévitable avec une application impliquant quinze millions d’utilisateurs.
De toute façon, le choix actuel de se limiter aux lieux publics est loin d’enrayer toute problématique potentielle. Le Musée de l’Holocauste de Washington, certains cimetières et des palais de justice ont tous eu à se plaindre publiquement du comportement jugé inacceptable de certains utilisateurs qui, apparemment, cherchent des Pokémons, peu importe où ceux-ci se trouvent.
Il est donc extrêmement important de déterminer le pouvoir, par exemple, du Musée, d’empêcher Niantic ou toute autre entreprise de diriger d’une manière ou d’une autre ses utilisateurs vers son emplacement géographique. Si ce droit semble évident pour le public, il l’est beaucoup moins pour le professionnel juridique. Sur quelle base une tierce partie peut-elle contrôler les modalités d’un jeu vidéo, conçu et inventé par Niantic, mais calqué sur le monde réel? Qui en a le contrôle et sur quelle base?
Me Brian A. Garneau a répondu cette semaine dans une entrevue avec Droit inc. qu’il faudra se tourner vers les règlementations municipales pour contrôler le problème. Nous voyons toutefois difficilement comment la ville de Montréal pourra réglementer les applications à réalité augmentée sur son territoire. Selon quelle compétence la Ville pourrait-elle forcer les concepteurs de l’application à se conformer à ses lois?
Pour l’instant, Me Garneau suggère l’envoi d’une lettre de mise en demeure au concepteur. Cette méthode, efficace à petite échelle, risque de poser éventuellement problème lorsqu’une propriété sera un endroit virtuel important pour des dizaines d’applications, dont plusieurs conçues par des petits joueurs dans le marché.
Toutes ces questions devront trouver réponse rapidement, d’autant plus que les concepteurs ont annoncé leur intention de vendre éventuellement les emplacements à des commanditaires. Nous aurons alors plusieurs entreprises qui ont les moyens financiers de mener de longs et complexes débats juridiques sur un domaine du droit présentement ambigüe.
Pour l’instant, Niantic règle ce type de problématique au cas par cas avec une efficacité surprenante, mais la multiplication de ce type d’application rendra inévitable la nécessité d’établir des balises claires au niveau légal.
LA RESPONSABILITÉ CIVILE
Finalement, le concept le plus innovateur de ce jeu à « réalité augmentée » consiste à diriger ses utilisateurs à différents endroits. Cet aspect entraîne donc inévitablement une question de responsabilité civile des concepteurs du jeu. Déjà, plusieurs cas d’accidents ont été répertoriés, certains purement inventés, d’autres malheureusement trop réels. Que l’on pense à l’homme qui a fait une collision avec un arbre à New York, ou aux deux jeunes qui sont tombés d’une falaise à San Diego, les accidents sont amenés à se multiplier.
Le réflexe juridique de base serait de conclure que chacun est responsable d’utiliser l’application comme une personne raisonnable et que les concepteurs ne peuvent être tenus responsables des accidents. Toutefois, plusieurs ne sont pas de cet avis et Me Garneau semble également indiquer que la situation pourrait être différente, par exemple si l’application dirigeait ses utilisateurs sur un champ de tir.
Ryan Calo, professeur de droit de l’Université de Washington et expert de propriété intellectuelle américaine, affirme que nous ne pouvons transposer purement et simplement le droit actuel à cette situation puisque nous faisons maintenant face à une nouvelle réalité juridique : une application virtuelle qui dirige en quelque sorte ses utilisateurs vers des endroits réels. Que se produit-il alors si l’un de ces endroits est dangereux et qu’une personne est blessée sur les lieux? Ou encore, Niantic a-t-elle une responsabilité pour les criminels qui utilisent présentement l’application comme appât pour attirer leur victime dans des guet-apens.
Felix Ortiz, un membre de l’assemblée démocrate de Brooklyn, a été très vocal cette semaine à l’effet que des lois seront nécessaires. Selon M. Ortiz, Niantic se doit d’être responsable pour la sécurité de ses utilisateurs, du moins en ce qui a trait à des dommages prévisibles, voire inévitables, reliés à l’application. Ces arguments peuvent facilement être transposés en droit québécois, où des concepts similaires sont généralement applicables.
Une chose est certaine, les jeux et applications de réalité augmentée ne font que prendre leur envol, et le droit devra trouver une façon de s’adapter, encore une fois, à une société en constant changement pour éviter les débordements.