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Litige

L'Affaire Mike Ward: on s'écarte du débat!

Pour reprendre les mots de François Morency à Tout le monde en parle en avril dernier : « À la base, l’histoire de Mike [Ward], c’est davantage une question de morale personnelle que de débat légal. »

En effet, bien que le dossier soit judiciarisé depuis 2012, rares sont ceux qui ont réellement analysé le droit applicable et fait un débat juridique autour de l’affaire. Comme c’est souvent le cas lorsqu’une cause devient d’intérêt public, la question a finalement été tournée à sa plus simple expression : est-ce qu’on peut dire ce que l’on veut, de qui on veut, au nom de la liberté d’expression?

Pourtant, le débat judiciaire est ailleurs. Contrairement à la croyance populaire, la liberté d’expression n’est pas un droit absolu et est déjà limitée par plusieurs exceptions. Pour reprendre certains exemples soulevés par le juge Hughes, on peut penser à l’atteinte à la réputation, l’incitation à la violence ou le discours haineux.

La question est donc plutôt de déterminer si ces limites s’appliquent au cas de Jeremy Gabriel et, dans l’éventualité où la réponse est négative, si une nouvelle limite doit être imposée.

Cet exercice est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. D’abord, parce qu’un juge ne peut pas tout simplement déclarer que les blagues sur les enfants sont interdites, ou que les blagues sur les personnes handicapées sont à proscrire. Ce serait discriminer à l’intérieur d’une loi qui vise justement à enrayer la discrimination.

De toute façon, la loi, les tribunaux et le droit en général, ne fonctionnent pas au cas par cas, mais imposent des principes généraux qui sont ensuite appliqués à des cas particuliers.

Le défi du juge Hughes dans cette affaire était donc de tracer une ligne générale de ce qui peut, ou ne peut pas, être dit sur la place publique. Cette ligne se devait d’être tracée avec une extrême prudence puisque nous devrons vivre avec cette décision, qui fera jurisprudence, durant plusieurs années à venir. Ainsi, c’est en gardant en tête les conséquences sur cette affaire, et sur toutes celles à venir, que nous devons analyser cette décision.

Nous sommes naturellement tentés de prendre position sur le jugement en fonction de notre opinion sur ce dossier précis, mais la véritable question n’est pas de savoir si M. Ward a eu ce qu’il méritait ou de savoir si M. Gabriel a été compensé pour son préjudice, mais plutôt de savoir si, et où, une nouvelle ligne doit être tracée.

Les faits et la position des parties

Le litige remonte à un numéro que présentait M. Ward en 2010 et dans lequel il était question du handicap du « petit Jérémy », qui souffre du syndrome de Treacher Collins.

Sans reprendre ici l’ensemble des blagues de M. Ward, la Commission a plaidé que celles-ci avaient gravement porté atteinte à la dignité de Jérémy Gabriel et de ses parents. De son côté, sans nécessairement nier que les propos ont pu être blessants pour M. Gabriel et sa famille, M. Ward plaide « la liberté d’expression et le caractère artistique et humoristique de ses propos ».

Le jugement

Après avoir analysé la vie de Jeremy Gabriel et l’impact des blagues de M. Ward sur sa carrière, le juge Hughes conclut sans équivoque que M. Ward a porté atteinte à sa dignité. Cette conclusion est évidemment sujette à débat, d’autant plus que plusieurs avocats doutent que nous puissions qualifier les faits de « discrimination » au sens de la Loi et remettent ainsi en cause la compétence du Tribunal des droits de la personne dans ce dossier. La question est intéressante, bien qu’elle ne soit pas le sujet de ce blogue.

Le juge Hughes entame par la suite un exercice juridique délicat pour déterminer si la liberté d’expression protège M. Ward des conséquences de ses actes. Étonnamment, alors que la liberté d’expression est au cœur du débat, le juge limite son analyse à quatre pages de son jugement, en contraste avec les 20 utilisées pour décrire la discrimination dont M. Gabriel a été victime. Sans rien enlever à la gravité des paroles de M. Ward, nous trouvons surprenant d’avoir mis autant d’emphase sur la portion moins contestée de l’affaire.

Au paragraphe 134, le juge Hughes déclare que « le fait de disposer d’une tribune publique impose certaines responsabilités », qu’« un humoriste ne peut agir uniquement en fonction des rires de son public et qu’il doit aussi tenir compte des droits fondamentaux des personnes victimes de ses blagues ». Le juge Hughes déclare également au paragraphe suivant que la liberté d’expression artistique ne bénéficie pas d’un statut particulier.

Cette décision impose ainsi des obligations fort importantes aux humoristes et autres artistes qui devront maintenant prendre en considération la réception de leur humour par les victimes de leurs blagues avant d’en faire une présentation publique. Ce critère relativement subjectif laisse la porte grande ouverte à plusieurs situations ambigües.

Au final, le juge Hughes rejette la défense fondée sur la liberté d’expression après avoir analysé les quatre motifs suivants :

  1. La victime de la blague n’a pas consenti à ce qu’on porte atteinte à sa dignité;
  2. Le fait d’être une personnalité publique n’emporte pas renonciation au droit à la dignité;
  3. Les blagues visent une personne en particulier et non un groupe de personnes en général;
  4. Les blagues ne soulèvent aucun débat d’intérêt public (à l’inverse d’une blague politique);

Ce n’est donc pas parce qu’il est un enfant ou parce qu’il est une personne handicapée que M. Gabriel a obtenu gain de cause, mais parce qu’il entre dans les critères établis ci-dessus. Malheureusement, il ne sera pas le seul à remplir l’ensemble de ces critères.

Finalement, la plus grande surprise dans le cadre de ce jugement est la condamnation de 7 000 $ au bénéfice de la mère de Jeremy Gabriel. Cette condamnation fait suite à la blague de M. Ward voulant que Mme Gabriel utilise l’argent de son fils pour s’acheter une voiture sport.

Apparemment, « n’eut été du handicap de Jeremy, Madame Gabriel n’aurait pas été l’objet de cette blague désobligeante ». Il semble donc que nous puissions également être victime de discrimination par personne interposée. Avec égard, je ne peux me ranger derrière le juge Hughes sur cette question, et j’ignore de quelle manière Mme Gabriel a personnellement été « discriminée » par cette blague. Ceci étant dit, une autre ligne vient d’être tracée.

Commentaires et analyse

La difficulté de cette affaire, comme le juge Hughes le fait remarquer en conclusion, est qu’il peut être difficile pour un humoriste de déterminer la limite de sa liberté d’expression. C’est pour cette raison que plusieurs s’inquiètent qu’un tel jugement ait un effet néfaste sur la création artistique, particulièrement pour les jeunes artistes qui débutent leur carrière et n’ont pas les moyens de soutenir une telle guerre judiciaire. Combien de blagues ne seront pas faites pour être certain de ne pas « dépasser la ligne ».

Il semble que nous puissions maintenant affirmer, à tort ou à raison, que les blagues à caractère discriminatoire sur une personne visée qui n’y a pas consentie, soient proscrites, et même sujettes à des poursuites de plusieurs dizaines de milliers de dollars.

Une telle décision porte à réflexion, notamment, sur la légalité de plusieurs blagues faites dans le passé. On peut penser à la blague de Guillaume Wagner sur le physique de Marie-Hélène Thibert (2012) ou, de façon générale, aux blagues à caractère ethnique, sexiste ou religieux sur certaines personnalités publiques. Ces blagues nous semblent toutes susceptibles d’indemnisation si on en croit les critères retenus dans cette affaire.

En entrevue à Radio Canada, Me Marie-Hélène Beaudoin, l’une des rares avocates à avoir commenté l’affaire, a déclaré que « la Charte existe pour protéger les personnes vulnérables. [...] Dans tous les tribunaux civils, le but est de réparer les torts causés à la victime et non pas de faire la police du langage ou de juger de ce qui est de bon goût ».

Avec égards, je ne crois pas que la Charte vise à protéger exclusivement les personnes vulnérables. Au contraire, il ressort textuellement de son introduction que la Charte vise la protection des “libertés et droits fondamentaux” de toute personne, vulnérable ou non.

L’ironie de cette affaire, c’est que les blagues sur Jeremy Gabriel n’ont jamais été aussi populaires qu’aujourd’hui, et que Mike Ward a déclaré que sa carrière est présentement à son apogée grâce à ce dossier, surtout à l’étranger. D’ailleurs, est-ce que Mike Ward, comme l’a demandé le juge Hughes au dernier paragraphe de son jugement, « modifiera sa conduite »? Il est permis d’en douter, d’autant plus qu’il a récidivé le jour même où le jugement a été rendu, en guise de protestation.

Difficile de se prononcer sur la justesse de la ligne tracée par le juge Hughes, lequel avait, avouons-le, une lourde tâche sur les épaules. De toute façon, et avec respect pour le Tribunal des droits de la personne, il incombera en bout de ligne, ici comme toujours, aux plus hautes instances judiciaires de déterminer la portée des droits fondamentaux de la Charte. M. Ward a d’ailleurs déjà déclaré qu’il appellera de cette décision, jusqu’en Cour suprême si nécessaire.

Conclusion

Tracer les limites de ce qui est acceptable dans une société libre et démocratique constitue un débat social fort intéressant et important. Les blagues de mauvais goût sur les personnes handicapées ou les enfants n’y ont peut-être pas leur place, et la question mérite d’être débattue.

Mais lorsque cette question se transforme en problème légal et tombe entre les mains des avocats et des juges, la réponse revêt alors un caractère plus permanent. Les condamnations créent un précédent jurisprudentiel. Les critères permettant l’indemnisation sont maintenant écrits noir sur blanc et disponibles pour quiconque est victime d’une mauvaise blague.

Il est naturel, devant un acte que nous considérons injuste pour une personne vulnérable, d’être horrifié et dégoûté. Il est normal d’être à la recherche de justice et d’équité. Toutefois, une réaction émotionnelle est rarement la solution à un problème légal. Collectivement, nous devons faire preuve d’une extrême prudence avant de porter atteinte aux droits fondamentaux de la collectivité dans un but de protection de ceux d’un individu.

Une chose est certaine, lorsque la ligne est difficile à tracer et que les opinions sont aussi divisées, il est sans doute opportun de se demander si nous sommes réellement prêts à en tracer une.

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